Kintsugi

Marie Collinet

Texte

CITIES
CONSUMPTION
EARTH_LIFE

L'oeuvre

La nuit étend son voile d’obscurité sur la vallée, mais en ce soir de pleine lune, le jour résiste. Je me glisse au bas de lit superposé que j’occupe ce soir dans le dortoir. Personne n’a de lit attitré, chacun.e choisit sa place en fonction de ses besoins du moment : les malades sont prioritaires pour les chambres individuelles, les couples ou autres partenaires peuvent réserver des espaces intimes, les autres se partagent trois chambres communes. J’avoue avoir peiné à m’habituer à cette constante proximité. De nature introvertie, mon besoin d’espace vital pour me ressourcer en a été contrarié. Je l’étanche désormais avec des balades nocturnes. Comme ce soir.

Arrivée sur le seuil de la petite maison aux murs de pierres sombres, je hume l’air frais du soir. La différence de température est flagrante avec la journée écoulée. Le soleil amène avec lui une chaleur suffocante, si bien qu’il a été décidé de ne plus exploiter les champs rendus stériles par l’assaut de ses rayons et la pauvreté de leur sol. Nous nous sommes rabattu.e.s sur ce que nous offrait la forêt voisine et réduit les surfaces cultivées pour en faciliter l’irrigation et reproduire les interdépendances d’un écosystème autonome par la permaculture. Nous sommes devenu.e.s quasiment autosuffisant.e.s et troquons ce que nous ne pouvons pas produire avec le village voisin, installé plus près du fleuve principal de la région.

Cependant, une fois le soleil disparu derrière les montagnes, la température chute. La forêt reste notre meilleur refuge et c’est vers elle que je me dirige, mon sac sur l’épaule. J’attends ces nuits avec impatience. Je me faufile entre hêtres et pins jusqu’à rejoindre la rivière qui alimente le village et remonter son cours. Sa silhouette se découpe enfin en une auréole argentée dessinée par la lune. Majestueux, mon chêne surplombe la rivière qui serpente timidement entre ses racines massives avant de tomber en cascade vers la vallée. Je me hisse à hauteur du tronc et accroche mes affaires à une branche sectionnée. Avant de commencer mon ouvrage, je passe la pulpe de mes doigts contre la surface rugueuse de son écorce. Malgré la pénombre, j’en distingue sans mal l’aspect blanchâtre et noirci par endroits. Cet arbre tricentenaire est mort quelques mois plus tôt, des suites d’un violent orage qui a ravagé la région et inondé le village. De sa hauteur vertigineuse, il a pris de plein fouet l’assaut des éclairs, protégeant ainsi les arbrisseaux qui croissaient lentement dans son ombre. Jamais je n’aurais cru ressentir une douleur aussi intense en découvrant son corps consumé quelques jours plus tard. Depuis, je m’attèle à honorer sa mémoire. Je sors de mon sac un bocal pourvu d’un cordon que je passe en bandoulière, dévisse son couvercle et me saisis d’un pinceau dont je plonge les poils dans le mélange de phosphore et de solvant confectionné ce matin. Je prends une inspiration et applique l’instrument contre l’écorce qui s’illumine un peu plus à chacun de mes traits. Les souvenirs m’assaillent.

Lorsque l’approvisionnement en eau et en nourriture est devenu difficile en ville, j’ai suivi une amie dans ce qu’on a appelé une oasis. Une communauté rurale, autonome qui s’était préparée à vivre l’effondrement dont on entendait parler depuis années, sans oser y croire. J’ai emmené avec moi, ma sœur, mes parents et notre chat. Laissé derrière moi, mon métier de designeuse, impossible avec les restrictions d’électricité et sur l’usage du numérique. Je suis arrivée curieuse et effrayée. Je sentais en moi la nécessité d’un mode de vie plus sobre, mais je me pensais incapable de le mener. Je craignais la rage du climat et du vivant, d’amener avec moi des réflexes et préjugés délétères d’individualisme et de capitalisme.

Je prends un instant pour prendre du recul sur mon arbre-toile. Ses cicatrices brillent désormais d’un vert bleu luminescent. Mots d’espoir en souvenir des maux vécus aux étoiles, je sens vibrer en moi une énergie nouvelle. Pour rien au monde, je n’effacerai les traces des expériences passées, je préfère les sublimer.


Le message

Imaginer un avenir désirable ne peut se faire sans prendre appui sur le socle du passé, bien qu'il soit instable, maculé de larmes. toute décision est prise en opposition ou en prolongement du passé. Le rejeter, l'oublier serait se priver d'un apprentissage essentiel. Il est temps de faire appel à l'esprit du kintsugi et de guérir les blessures avec de l'or. À l'image de la porcelaine brisée japonaise, prenons le temps de recoller les morceaux du vivant et créons de nouveaux liens.


Le processus créatif

Écrire un récit positif, mais réaliste. Imaginer l'application de modes de vie alternatifs, sans sombrer dans la description apathique. Incarner. Donner de l'espoir. Tels sont les enjeux de cette proposition. L'écriture est toujours précédée d'une phase de visualisation. Souvent, je la stimule en m'immergeant dans la musique ou les mots d'un.e autre. Dans ce cas précis, ce sont les voix d'Aurora et de Kalandra qui m'ont guidée ainsi que les mots de Cyril Dion et de Camille Etienne. Une fois l'atmosphère bien installée, je m'évade dans un univers vide, entièrement à créer. Progressivement, émotions et sensations viennent former un décor. Puis des éléments plus précis : un arbre, une main qui peint. Lorsque j'entends résonner les pensées de mon personnage dans mon esprit, je commence enfin à écrire. Le premier jet donne le ton, la première relecture consolide la forme, la seconde déleste des fautes et des fioritures. Avant d'offrir cette part de moi à la lecture.