Lettre à Elie : l'arrivée

Inés

Texte

PHEALTHoverty
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CLIMAT

L'oeuvre

Elie,

Pardon de n’avoir pu t’écrire avant, il se passe tant de choses ! C’est tellement stimulant, et épuisant pour la même raison… Je sais que tu ne m’en voudras pas, et le seul regret que j’ai est que tu ne sois pas à mes côtés, mais je ne vais pas m’engouffrer dans mes sentiments et dans des histoires anciennes.

Je t’écris perchée sur un chêne, devant mes yeux s’étend la vallée jonchée de petits villages. Quand je suis arrivée, je l’ai tout de suite vu, et j’ai su que j’en ferais une sorte de refuge. Une femme adorable, Laura, nous a accueillis les trois autres arrivants et moi. Elle débordait d’enthousiasme quand elle nous a fait visiter le village, et elle nous a transmis sa joie. Fred, un des gars qui va passer les neuf prochains mois avec moi, avait les yeux qui brillaient; avec une des filles, on riait à le voir s’extasier devant tout !

Les maisons sont magnifiques (et les toits ! Tu connais ma passion pour les beaux toits), la boulangerie coopérative est un lieu incroyable. On ira filer des coups de main deux fois par semaine, comme les autres habitants. Elise, qui gère le lieu et qui nous apprendra à façonner des jolis pains et des beaux croissants, est un petit bout de femme qui dégage une puissance que j’avais rarement vu.

Et l’atelier ! Tellement de personnes qui s’attelaient joyeusement à la réparation de leur vélo, à la construction d’une table ou étaient simplement venues discuter dans ce lieu où les rires et les paroles fusaient.

Imagine mon bonheur, et pourtant je ne t’ai pas encore parlé des endroits qui m’ont le plus émus, ni de celui que toi, tu adorerais.

La bibliothèque ! Elle est fabuleuse, vivante, remplie de ces essais qui t’attristent mais aussi de ces romans qui te font reprendre espoir en le monde ! Et c’est les lycéens de la fédération qui la gèrent, ils en ont, de la chance ! Bon, je ne vais pas me plaindre, chez moi on nous avait laissé nous occuper du petit cinéma de quartier, au fond ça y ressemble. Toi, c’était l’atelier de conserves, si je ne me trompe pas ? Que dis-je, je garde la première étiquette dont tu avais fait l’illustration, précieusement, et voilà que je fais la naïve comme si je ne me rappelais pas pertinemment de chacune des choses que tu m’as dites. Mais bon, les livres ! Je sens que je vais y passer de longues heures.

Il y a aussi le potager communal, un havre de paix et d’abondance, il ressemble tant au nôtre ! Je ne pourrai que penser à toi quand ce sera à mon tour de désherber ou de monter les tuteurs pour les tomates. Immense, luxuriant, coloré. On sent l’été qui approche. Quand on est arrivé, un homme est venu faire sa petite récolte. Ça m’a fait bien rire de voir qu’ils arrivaient à se gérer comme ça, alors que nous, on a dû s’organiser avec les paniers. Ah ! On est bien des citadins, il faut encore qu’on le développe un peu, notre sens naturel du partage équitable ! On va y arriver.

Pause dans le récit. Un petit écureuil vient de passer devant moi en courant, j’en suis émue au larmes, j’ai l’impression que ce paysage verdoyant décuple ma sensibilité.

Enfin, la Bulle. C’est le nom de l’atelier. Il y a des chevalets avec des tableaux en cours, des commodes remplies de crayons, d’encre, d’aquarelles. Les murs sont tapissés de dessins, de poèmes, de photos. Tu y serais comme un poisson dans l’eau. Et dans un endroit comme ça, même moi, j’avais envie de m’y mettre ! D’écrire, de t’écrire. Mais j’ai décidé d’être fidèle à mon chêne.

Demain je participe à mon premier cercle de gouvernance, je te raconterai ! Et la maison, j'oubliais ! Une belle bâtisse qu’ils proposent aux jeunes des autres fédérations quand ils arrivent en mission comme nous, mais je prendrai plus de temps, la prochaine fois pour te parler de tout ça. Il faut que je parte, pour la récolte et la préparation du repas de ce soir, pendant le concert –trois-cents têtes à nourrir, ce n’est pas rien ! Mais on est une belle équipe.

Heureusement qu’il y a tant de beauté et tant de choses qui me rappellent la maison pour me faire oublier que je suis loin de toi.

Je t'embrasse fort,

Aline


Le message

Je souhaite contribuer à forger de nouveaux imaginaires concrets, sur ce à quoi pourrait ressembler une société plus juste, en harmonie avec autrui et avec l'environnement, qui offrirait à chacun la possibilité de s'exprimer dans une multiplicité de domaines utiles à l'épanouissement personnel et au développement de la communauté. La bienveillance, la ruralité, la(gri)culture, une gouvernance partagée, la sensibilité sont pour moi, pêle-mêle, des éléments essentiels pour changer la route que nous suivons et que nous sentons presque tous être nocive. Et parfois, lorsque nous sommes pris dans le brouillard de l'avenir sombre auxquels nous semblons condamnés, il est difficile d'imaginer un futur alternatif, si ce n'est une dystopie encore pire.
Je souhaite donc donner force à l'utopie, à la multiplicité des choix que nous pouvons encore faire et qui ne seront possibles que si nous agissons en tant que communauté. C'est donc ma vision d'un avenir que je veux voir advenir.


Le processus créatif

L'adresse du texte à quelqu'un a rendu la rédaction plus facile, plus riche (à mon avis) et plus subtile. Si j'écris rarement à la première personne, ce thème m'en a fait voir l'importance car l'expérience concrète, l'émotion, la sensibilité constituent une part essentielle de cette mission que je m'étais donnée, de transmettre des utopies à imaginer, à créer. Les relations interpersonnelles, d'interdépendance (dans un sens positif) saines constituent pour moi un pilier fondamental pour un avenir durable.
Le choix de la lettre est aussi une sorte de choix "militant" contre la vitesse du monde moderne, qui gagnerait à ralentir et à s'inspirer de la beauté de la correspondance dans tant d'aspects!
J'ai donc mis dans ce texte (trop court!) des ébauches de ce que j'estime être dessolutions qui sont déjà en place à certains endroits, mais qui devraient devenir des évidences (des ateliers collaboratifs, partout, tout comme on sait qu'on trouvera un supermarché ou une mairie).