La traversée du lac

Grégoire Crochon

Texte

PHEALTHoverty
INEQUALITY

L'oeuvre

La vie est pareille à la traversée d’un lac avec des pierres accrochées aux pieds. On peut aider les autres à nager au risque de se noyer, les aider à devenir de meilleurs nageurs ou couper nos chaînes et s’aider les uns les autres à rejoindre l’autre rive.
*
Nous sommes des centaines, peut-être des milliers à traverser ce lac à la nage. Ignorant la raison de ce voyage, nous sommes bien démunis sur la berge. Contraints de nous lancer dans ces eaux inconnues, nos premiers pas sont hésitants et maladroits. Certains pataugent dans la boue vaseuse des premiers mètres et nous rions avec bienveillance de nos chutes puis nous avançons, certains resteront dans notre dos, d’autres dans l’oubli.
D’abord hasardeuses, nos premières brasses deviennent plus habiles. Nous nageons ensemble, heureux de trouver notre rythme et une certaine aisance. Inopinément, sans que nous n’y prêtions une attention particulière, nos voisins puis nous-mêmes, nous nous sentons lestés d’un poids. Plus ou moins lourd, certains doivent d’ailleurs en porter plusieurs. Il est difficile de comprendre leur baisse de régime tant que nous n’en portons pas.
Ces poids sont inattendus et violents. J’en suis blessé, meurtri, comme touché au cœur. Je pensais que tout allait bien, j’étais dans ma bulle et elle s’est percée. Je me voyais déjà sur l’autre rive et je me retrouve là, le souffle court, entre la survie et la noyade. Je ne songe plus à la traversée mais à sonder les abysses, et puis… Et puis, un rayon de soleil attire mon regard et m’appelle vers la surface, c’est la résurgence.
Je regarde tous ces nageurs autour de moi et je vois des gens qui souffrent : la peine dans leur regard trahit le choc à encaisser. Mes pensées ressassent la souffrance dont j’ai été témoin sans comprendre, ni m’intéresser, ni aider ceux qui nageaient avec moi. Et s’ils avaient plongé sans ressurgir ? Et s’ils avaient sombré dans les abysses ? Cette idée me terrifie alors que de grandes vagues nous chahutent, quelques voisins boivent la tasse.
Un peu plus loin, une embarcation traverse le lac avec aisance. Nous pouvons hurler à en perdre la voix, rien n’y fait, le bateau continue d’ignorer le mal qu’il nous cause, il arrive que certains traversent ainsi. Une fois, j’ai vu un modeste timonier qui voguait avec un nageur à son bord, sans doute l’avait-il pris par pitié.
Ce timonier était empathique, à l’inverse de ce grand bateau qui pourrait embarquer des centaines de personnes. Il passe à côté d’un nageur sans le toucher mais la vague le fait sombrer. Mon âme agite mon corps car elle refuse de le voir mourir. Je passe mon bras sous son épaule, il revient à la surface, respire à pleins poumons et recrache un peu d’eau mais je m’épuise rapidement, je n’ai pas la force de le porter. Mon esprit panique à l’idée de sombrer parce que j’ai aidé un être humain.
Soudain, une nageuse m’ordonne de me calmer et de ne plus bouger mes jambes. Dans la panique, je ne comprends que la moitié de ses paroles alors elle répète d’un ton ferme mais avec un regard rassurant. Je fais de mon mieux et la vois plonger, je sens ses mains autour de mes chevilles puis le poids se détache. Une joie intense m’envahit, j’ai le sentiment de naître une seconde fois ! J’explose de bonheur !
Mon compagnon ne comprend pas jusqu’à ce que le lest le quitte à son tour, il me prend dans ses bras, m’embrasse sur chaque joue et me remercie mille fois ! Notre sauveuse reçoit la même affection et nous explique comment détacher ces poids. C’est un geste qui peut en sauver plus d’un mais il demande de bons poumons, une certaine agilité et de grandes chances d’y perdre un doigt. Notre sauveuse en a perdu un et demi en nous aidant.
Plein de reconnaissance, nous la remercions encore une fois et comprenons que nous pouvons sauver des vies, donner du bonheur au prix de nos doigts. Ce risque nous effraie, une chose que nous pouvons faire est de libérer au moins une personne qui en sauvera une autre.

Une seule parole vaut le coup d’être prononcée lors d’une libération : « Je t’en conjure, sauves-en un de plus, personne ne doit mourir ici ! »


Le message

Mon message est qu'avec de l'empathie, de l'entraide, nous pouvons vaincre les difficultés rencontrées dans la vie. Elles ne sont jamais une bonne nouvelle mais ce n'est perdu pour autant : l'aide d'autres personnes peut être décisive pour éviter de "sombrer dans les abysses", c'est-à-dire de perdre espoir et de se laisser dépérir. Les abysses sont la représentation de ce qu'il y a de plus triste et définitif : la mort.
Tout peut sembler perdu mais un signe, un geste, une parole peut nous aider à refaire surface, c'est ce que j'appelle ici la "résurgence". L'entraide est fondamentale à ce processus selon moi, d'où le fait que l'enlèvement des "poids" doivent être réalisé par une autre personne. Néanmoins, nous ne pouvons malheureusement pas aider tout le monde sans effort, ni risque. Ce risque est représenté ici par la perte potentielle de doigts par le "sauveur/sauveuse". N'ayant que dix doigts, une personne ne peut donc pas aider tout le monde, la participation de chacun est requise.


Le processus créatif

J'ai toujours un carnet sur moi pour noter des idées qui me viennent. Les deux premières phrases me sont venus à l'esprit. Je ne savais pas à ce moment que je développerai cette idée mais quelques jours plus tard, j'ai écrit le premier paragraphe. En écrivant un paragraphe par "session d'écriture" d'environ une heure, j'ai écrit cette histoire avec un rythme défini : un paragraphe décrit une étape du récit. Une fois arrivé au terme de mon "oeuvre", j'ai demandé à trois amis de confiance et que j'estime capable de me donner un avis honnête sur mon texte.
C'est notamment sur conseil de l'un d'eux que j'ai ajouté le risque de perdre un doigt pour noircir le tableau et rendre l'histoire plus réaliste et moins utopique.