Dans le train, la voix mécanique de la SNCF annonce : “prochain arrêt, Elne”.
Je viens de quitter le petit village balnéaire de mes grands-parents et suis en route pour Avignon. Avignon, que j'ai quittée il y a un peu plus de trois ans maintenant. J'y ai passé mes deux premières années d’étude et, comme chaque année depuis mon départ, reviens y fêter le nouvel an en compagnie des amis qui y sont restés.
Le train s'enfonce dans les paysages secs et froids de l'Occitanie d'hiver. Il est encore tôt, tout semble teinté de bleu. Les voitures que nous croisons ont leurs phares allumés. Je réajuste mon écharpe et me laisse balancer par le train. On longera bientôt la mer.
À Noël, on a mangé du saumon. Et, à défaut d'être dans la mer, le saumon nage dans ma tête depuis. Ou plutôt l'idée du saumon ; un saumon martyr qui vaut pour tous les saumons empaquetés du supermarché, arrachés à leurs eaux ou élevés en cages, serrés les uns contre les autres, engraissés à la farine de poissons broyés qui, eux non plus, n'ont jamais connu la liberté.
On ne les compte plus les vidéos qui, en période de fêtes, rappellent aux consommateurs que tel ou tel produit vient de tel ou tel endroit et que sa présence dans l'assiette signifie telle ou telle souffrance.
C'est pourtant moi qui ai cliqué sur la vidéo, moi qui ai voulu savoir. Et c'est moi qui, sachant, ai goulument avalé mon saumon le soir de Noël. Bien rose, tranche après tranche, savamment arrangé sur mes blinis et coupé en morceaux pour ne pas avoir à le déchiqueter de mes dents ou m'en mettre sur les doigts.
Ce soir-là, j'ai soupiré un peu, fait la moue à la vue du saumon, du foie gras, de la volaille, des œufs de poissons, du jambon, de la rosette, du boudin, du fromage. Puis j'ai mis mon costume de fête, mon rouge à lèvres et vernis à paillettes, et ai croqué, mâché et dégluti mon saumon comme les autres convives, nos bruits de mastication rythmant les rires et la joie des retrouvailles. “Très bon saumon, c'est quelle marque ?” a plus tard demandé ma grand-mère.
Dans le train, face à la mer, le saumon dans ma tête cogne fort. Il me demande et me crie : “Comment un acte de joie peut-il être aussi sale ?”
Je me dis qu'il est encore avec moi, partie de ma chair et que lui aussi remonte vers Avignon. Poisson migrateur, il repense peut-être à l'année écoulée face aux paysages qui défilent. Aux torrents et aux cours d'eau, rêvés ou dont la traversée a été brutalement interrompue par une pêche précoce et le vol de ses œufs, exploités à des fins d'élevage. On dit du saumon qu'il est anaphore, c'est-à-dire qu'après sa naissance en eau douce, il se déplace en eau salée pour y grandir et se nourrir. Puis, arrivé à maturation, il retourne en eau douce pour se reproduire. Si certains effectuent le trajet plusieurs fois, c'est pour la plupart le voyage d'une vie. Alors le saumon qui ne l'a pas fait est-il toujours saumon ?
Mon saumon ne plantera pas d'œufs, mais il remonte avec moi un petit bout de terre et, se faisant, les trois dernières années. Et comme on change en trois ans ! C'est à Avignon que la moi d'aujourd'hui a éclos, loin de sa famille et jouissant d'une indépendance nouvelle. Dans six mois, mes amis obtiendront leur diplôme et j'entrerai en master, laissant une bonne fois pour toute l'insouciance des premières années d'étude derrière moi. En trois ans, je me suis engagée sur des dizaines de voies différentes, ai rebroussé chemin à maintes reprises, ai rencontré plus de gens que je ne peux en nommer et chacune de ses expériences m'a permis de grandir et d'entamer une nouvelle transformation, qui touche aujourd'hui à sa fin. C'est la dernière fois que je remonte à Avignon.
C'est la dernière fois que j'y fête le Nouvel an et, à minuit, je trinquerai pour que chacun ai le droit de grandir, se trouver et se réinventer, autant de fois que nécessaire. Pour qu'on laisse le temps aux choses de croître et d'être. Et à table, on ne servira pas de faux-mon.
Je souhaite informer sur la situation des saumons et la surpêche, tout en les reliant aux thèmes plus larges de la productivité et de la décroissance. Mon texte vise à partager mon point de vue avec honnêté et j'espère humilité. Ce n'est ni une affirmation, ni une condamnation, juste un partage de pensée qui peut je pense trouver écho chez un certain nombre de jeunes, qui essaient de trouver une place et faire au mieux dans un monde plein d'attentes et d'injonction où tout va très vite.
J'ai cherché à être honnête et me suis dit que mes réflexions feraient peut-être écho à d'autres. Le thème du saumon, mes propres paradoxes face à la surpêche et à l'exploitation en général me trottaient depuis un moment dans la tête mais je n'avais pas pris le temps de me poser pour rédiger quelque chose d'abouti. Dans le train, j'ai réalisé le parallèle qui pouvait exister entre la migration du saumon et la mienne, et le souci de productivité, d'efficacité en général qui au final peut briser les personnes et les choses. C'est ces idées et leurs interactions que j'ai tenté de relater avec spontanéité et sincérité, ce qui correspond assez bien au processus de tâtonnement que j'associe avec l'apprentissage et la croissance, et donc avec mon thème.
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