Métro ligne 1, je me presse. Je m’assois stratégiquement au milieu d’un carré dans la rame avant. Tout est calculé. Je m’assois pour ne pas rester debout douze minutes, compressée par les gens. Je ne veux pas avoir mal aux pieds trop tôt dans la soirée, et surtout ne pas risquer qu’on marche sur mes nouvelles bottes. Je m’installe sur cette place savamment choisie, et sors un paquet de chewing gum de mon sac à main. Il est très beau, j’en suis très fière, c’est mon premier achat de «luxe», mais il est minuscule. Chaque objet dans ce sac a été sélectionné pour un moment clé de la soirée. Deux chewing-gums dans la poche avant. Un pour l'aller, ça me déstresse. Un pour le retour, je ne veux pas sentir le tabac et que ma mère devine que je fume. J’ai un échantillon de parfum pour ça aussi, calé entre ma carte d’identité et ma clé d'appartement. C’est tout. Ah oui, j’ai quelques euros sur moi et un billet de 5 euros. On sait jamais. Les copains n’auront peut-être pas de monnaie pour les vestiaires. Prête, je mâchouille mon chewing-gum, sûre de moi.
Un mouvement à ma droite attire mon regard. Quelqu’un s’approche lentement. Il ne parle pas. C’est un garçon, de mon âge, qui tend à peine sa main vers moi. Il fixe sa main de ses yeux. Il ne sent pas, il ne parle pas, il est seul. C’est à peine si je comprends qu’il mendie, les autres de la rame ne le remarquent pas. Prise de court, je pense à mes pièces. J’en ai besoin pour le vestiaire. Je n’avais pas de place pour mon portefeuille dans mon sac. J’ai des pièces dont j’ai besoin, et le billet d’urgence de 5 euros. J’ai à peine le temps de faire l’état des lieux qu’il m’a déjà dépassée. Une vague de honte m’envahit.
J’hésite. Il est derrière moi. Et s’il ne mendiait pas. C’est son désespoir qui m’a alertée et sa main tendue. Mais…et si ?
Je m’en fiche. J’ai trop mal au cœur. Je l'interpelle « Monsieur ». Il ne se retourne pas. Je me lève, fais quelques pas. Mes voisins de place lèvent la tête de leur téléphone, curieux.
Le métro arrive à une station, s’arrête, les portes s’ouvrent. Le garçon me regarde enfin. Ses yeux sont inondés. Il est habillé normalement, il se tient droit. Il est tristesse.
Je balbutie quelques mots, bouleversée. Je sors le billet d’urgence, je lui tends. Et c’est tout.
Je lui dis bêtement «bonne soirée».
Il ne me regarde plus. Son regard est collé à ses pieds. Il continue son chemin, hors du temps.
Je retourne m’assoir, mais quelqu’un a pris ma place. Je suis prise dans la foule, coincée entre un sac à dos et la barre de métro. Un retardataire essaye de rentrer dans la rame bondée. Quelqu’un me marche sur le pied.
Mais ça n’a plus d’importance.
Plus maintenant.
J’ai vu mon reflet dans les yeux de ce garçon.
Je m’en fiche de mes nouvelles bottes. Je m’en fiche du vestiaire
C'était 5 euros.
5 euros qui n'avaient rien apporté de nécessaire, mais qui valait beaucoup plus pour lui.
Confuse, je ne me sens pas mieux de les lui avoir donnés. 5 euros, c’est comme payer pour que je me sente bien, que je me sente sympathique et charitable, bien vue de mes voisins de métro.
Ce garçon n’avait pas besoin de 5 euros. Il avait besoin d’être normal. Pas qu’on lui donne deux, trois euros par ci par là, sans lui donner de mots.
Mais j’ai été lâche. J’ai eu peur de son malheur.
En sortant du métro, je pense aux lits chez moi, chez mes parents. Chaque soir, une vie dort dans le froid et le danger de la rue, alors qu’un lit est vide quelque part. C’est absurde. Mais je ne sais pas comment faire.
Comment accueillir chez soi quelqu’un qu’on ne connaît pas ? Qui a vécu ou peut-être fait des choses atroces ? Dont on ne sait rien ?
Et si demain c'était moi qui dormais dehors ?
Trois semaines plus tard, j’ai trouvé une piste. Une idée. Mieux que de donner mes snacks de mon sac de cours, mieux que de donner mes pièces de vestiaires ou mes 5 euros d’urgence.
C’est une asso, StudHelp, qui met en lien des étudiants en grande difficulté avec des particuliers : pour leur offrir un canapé, un un lit, temporairement, un toit sous lequel dormir. Pour que tous ces lits ne soien
J'espère que le lecteur s'identifiera à la narratrice et comprendra les émotions qu'elle ressent. Suite à la lecture de ce texte, il sera peut-être tenté d'agir plutôt que d'ignorer les personnes "invisibles" dans le métro. Il les comprendra mieux, et leur montrera de la compassion plutôt que du dédain. Il ne se sentira plus dépassé par le malheur des autres et se souviendra qu'il faut garder espoir, car il existe des initiatives concrètes pour agir.
Ce texte est issu de mon expérience personnelle. Quelques mois avant cette rencontre, j'ai eu la chance de participer à une table ronde dans laquelle le fondateur de StudHelp (l'association dont je parle à la fin du texte) étais présent. J'ai eu envie de mettre en avant cette association à travers un court récit.
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